Quatrième partie, fin du chapitre XIII.
Lévine et Kitty parlent, elle dessine, avec une craie, des "cercles fantaisistes sur la toile cirée verte, toute neuve" d'une table à jeu. Au début du roman, elle l'a éconduit, lui préférant un jeune homme plus clinquant, adjectif qui ne convient définitivement pas au rustique Lévine. Mais depuis, de l'eau a coulé sous les ponts...
Ils se turent. Elle continuait à tracer des lignes sur la table ; ses yeux brillaient. Lévine, s'abandonnant à ses impressions, sentait grandir son bonheur.
- Oh, j'ai sali toute la table ! dit-elle en posant la craie. Et elle fit un mouvement pour se lever.
"Comment vivrai-je quand elle ne sera plus là ?" pensa-t-il avec effroi, et il prit la craie.
- Attendez, dit-il, s'approchant de la table. Il y a longtemps que je voulais vous demander quelque chose.
Elle le regarda franchement. Ses yeux avaient une expression tendre bien qu'effrayée.
- Demandez, je vous prie.
- Voilà, dit-il, et il écrivit les lettres : q.v.a.r.c.i.c.s.j.o.a. dont chacune était le commencement d'un mot. Ces lettres signifiaient : "Quand vous avez répondu : c'est impossible, cela signifiait-il jamais, ou alors ?"
Il y avait peu de chances qu'elle déchiffrât cette phrase compliquée. Pourtant il la regardait d'un air si suppliant qu'elle comprit.
Elle lui lança un regard sérieux, le front plissé sur la main et se mit à lire. De temps en temps, elle le regardait, semblant demander : "Est-ce bien cela ?"
- J'ai compris, dit-elle en rougissant.
- Quel est ce mot ? demanda-t-il en désignant le j qui voulait dire jamais.
- Jamais, dit-elle. Mais ce n'est pas vrai.
Il effaça rapidement ce qu'il avait écrit, lui donna la craie et se leva. Elle écrivit à son tour : a.j.n.p.r.a.
Apercevant Kitty qui, la craie à la main, regardait Lévine avec un sourire timide et heureux, et la belle tête de Lévine penchée sur la table, ses yeux brûlants, tantôt fixés sur la table, tantôt sur Kitty, Dolly se sentit consolée de la peine que lui avait causée sa conversation avec Alexis Alexandrovitch.
Soudain, le visage de Lévine s'illumina. Il avait saisi ce que les lettres signifiaient : "Alors je ne pouvais répondre autrement."
Il la regarda interrogativement, timidement.
- Seulement alors ?
- Oui, répondit le sourire.
- Et... maintenant ?
- Eh bien, lisez. Je vais écrire ce que je désirerais le plus.
Elle écrivit : q.v.p.o.e.p.c.q.f. Cela signifiait : "Que vous puissiez oublier et pardonner ce qui fut."
Il saisit la craie d'une main tremblante, et la cassant, il écrivit les premières lettres de la phrase suivante : "Je n'ai rien à oublier, rien à pardonner, je n'ai jamais cessé de vous aimer."
Elle le regarda et son sourire s'arrêta.
- J'ai compris, dit-elle tout bas.
Il s'assit et écrivit encore une longue phrase. Elle la comprit toute, sans rien lui demander. Puis elle prit la craie et répondit.
Tout d'abord, il ne pouvait comprendre ce qu'elle avait écrit ; il la regardait interrogativement... Le bonheur l'étourdissait. Il ne pouvait deviner les mots qu'elle pensait, mais, dans les yeux brillants de bonheur, il vit tout ce qu'il devait savoir. Et il écrivit trois lettres. Mais avant qu'il eût achevé elle comprit. Elle acheva elle-même la question, puis répondit : "Oui."
- Vous jouer au secrétaire ? dit le vieux prince, s'approchant d'eux. Eh bien, cependant, si tu veux aller ce soir au théâtre, il est temps de partir.
Lévine se leva et accompagna Kitty jusqu'à la porte.
Dans leur conversation ils s'étaient tout dit. Elle lui avait avoué qu'elle l'aimait et qu'elle annoncerait à ses parents la visite de Lévine pour le lendemain matin.
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