mercredi 1 octobre 2008

Extrait : Hadji Mourat (Tolstoï), Prologue

L'extrait suivant est le prologue d'Hadji Mourat. Tolstoï y explique comment lui est venu l'idée de raconter l'histoire d'Hadji Mourat, chef caucasien opposé à l'armée russe. Le style est simple, et surtout Tolstoï s'appuie sur sa connaissance pour raconter. Pour bien écrire, il faut connaître, et plus on connaît les choses, plus elles deviennent riches de sens. Dans cet extrait, on voit par exemple comment, grâce à la connaissance, un lien affectif lie Tolstoï à certaines fleurs.

A noter que pour voir de quoi il est question, j'ai ajouté des liens pour chaque fleur.


Je m'en revenais par les champs. C'était en plein été. Les foins étaient rentrés, on allait se mettre à faucher le seigle.

Ce moment de l'année offre un délicieux assortiment de fleurs : les trèfles incarnats, blancs, roses, odorants, floconneux ; les pâquerettes effrontées, les marguerites blanches comme du lait, , "un peu, passionnément, pas du tout", avec leur coeur d'or éclatant, leur odeur épicée, bourbeuse ; les sénés jaunes au parfum de miel ; les campanules haut perchées, avec leurs clochettes mauves ou blanches ; les vesces à raz de terre ; les jolies scabieuses jaunes, rouges, roses, mauves, le plantain au duvet tout juste rose, à la bonne odeur tout juste perceptible ; les bluets qui, jeunes, ou bien au soleil, sont bleu vif, mais en vieillissant, ou bien le soir, se font plus clairs et roussissent ; puis, avec leur parfum d'amande, les tendres fleurs de la cuscute qui se fanent sitôt ouvertes.

J'avais cueilli un gros bouquet et je revenais à la maison quand, dans un fossé, j'aperçus un superbe pied de chardon étoilé, couleur framboise, en plein fleur, de cette espèce que chez nous on appelle le "tatar" ; les faucheurs prennent bien soin de l'éviter, et quand, par malchance, il leur arrive d'en couper un, ils l'ôtent de l'herbe et le jettent pour ne pas s'y piquer les mains. J'eus l'idée de prendre ce chardon pour le placer au milieu de mon bonquet. Je descendis dans le fossé et, ayant chassé un bourdon velu qui s'était installé au milieu de la fleur pour butiner et, doucement, mollement, s'y était endormi, j'entrepris de la cueillir. Mais ce fut très difficile : non seulement la tige piquait de partout, même à travers le mouchoir dont je m'étais enveloppé la main, mais elle était terriblement dure, si bien que je dus me débattre avec elle pendant cinq bonnes minutes en brisant les fibres une à une. Quand j'en fus enfin venu à bout, la tige était toute déchirée et la fleur même ne paraissait plus si fraîche ni si belle. En plus, elle était trop grossière, trop ordinaire, pour aller avec les autres couleurs, plus douces, du bouquet. Je regrettai d'avoi abîmé pour rien une fleur qui avait été belle, à sa place, et je la jetai. "Mais quelle énergie, quelle force de vie ! pensai-je en me rappelant les efforts qu'elle m'avait coûtés. Comme elle s'est défendue, comme elle a vendu chèrement sa vie !"

Le chemin qui me conduisait à la maison passait par une jachère fraîchement labourée. Je m'en allais à pas traînants dans la poussière noire. Ce champ appartenait à un gros propriétaire. Il était immense. A gauche, à droite, aussi bien qu'en avant, vers la côte, on ne voyait rien d'autre que les sillons égaux du labour, qu'on n'avait pas encore hersé. C'était un très beau travail, il ne restait pas une seule plante, pas une seule herbe ; il n'y avait plus que de la terre noire. "Quelle cruauté, quelle force de destruction dans l'homme ! Combien d'êtres vivants, combien de plantes n'a-t-il pas anéantis pour soutenir sa vie !", pensai-je en cherchant involontairement un peu de vie dans le champ noir et mort. Devant moi, à droite du chemin, j'aperçus comme un petit buisson. Quand je m'en fus approché, je reconnus un chardon pareil à celui dont j'avais cueilli pour rien, puis jeté la fleur. La touffe du tatar se composait de trois jets. L'un avait été brisé. Ce qui en restait se dressait comme un bras coupé. Chacun des deux autres portaient une fleur. Elles avaient été rouges, mais elles étaient noires maintenant. D'une tige cassé, la moitié pendait avec, au bout, la fleur salie. L'autre, bien que souillée par la terre noire, se dressait encore toute droite. On voyait bien que tout le pied de chardon avait été écrasé par une roue, puis s'était relevé si bien qu'il se tenait de travers, mais quand même debout. C'était comme si on lui avait arraché un membre, ouvert les entrailles, coupé un bras, crevé un oeil, mais il était toujours debout et ne se rendait pas à l'homme qui avait anéanti tous ses frères autour de lui.

"Quelle énergie ! pensai-je, l'homme a tout vaincu, il a détruit des millions d'herbes, mais celle-ci ne se rend pas."

Et je me rappelai une ancienne affaire du Caucase, à laquelle j'avais assité en partie, que m'avaient, en partie, contée des témoins, et dont j'ai imaginé le reste. Cette histoire, telle que l'ont composée mes souvenirs et mon imagination, la voici.

Il est intéressant de remarquer comme le sentiment que Tolstoï prête au chardon, qui refuse de se rendre, ressemble à l'une des idées récurrentes de l'oeuvre de Dostoïevski, à savoir que l'on ne peut pas forcer l'Homme à obéir à une logique supérieure (c'est ainsi que dans Le Sous-sol, il écrit : "Et pour tout dire : pourquoi êtes-vous si bien persuadés qu'il est toujours avantageux pour l'homme de ne pas contredire ses intérêts normaux, réels, garantis par le raisonnement et l'arithmétique ? Ce n'est en somme que votre supposition.").

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