jeudi 30 octobre 2008

Extrait : Guerre et Paix (Tolstoï), fin du tome I

Pierre Bézoukhov vient de sortir de chez les Rostov, chez qui il a rencontré Natacha. La jeune fille, qui a tenté de s'enfuir avec Anatole Kouraguine alors qu'elle s'était engagée à attendre le retour du prince André pour l'épouser, s'en veut terriblement de l'avoir blessé. Elle confie sa détresse à Pierre, que son témoignage bouleverse. Dans un bref dialogue, il lui confie qu'elle a encore toute la vie devant elle et qu'elle est digne d'amour. Natacha, pleurant pour la première fois depuis longtemps des larmes "de gratitude et d'attendrissement", le quitte, et Pierre sort de chez les Rostov.

"Où faut-il aller maintenant ?", demanda le cocher.

"Où ? se demanda Pierre. Où donc peut-on aller maintenant ? Est-il possible que ce soit au club ou faire une visite ?" Les hommes lui paraissaient tous si piteux, si misérables, en comparaison de ce sentiment de tendresse et d'amour qu'il éprouvait, de ce dernier regard adouci, reconnaissant qu'elle lui avait accordé à travers ses larmes.

"A la maison", dit-il et, malgré le froid de dix degrés, il écarta sa pelisse d'ours sur sa large poitrine qui respirait joyeusement.

Il faisait beau et froid. Au-dessus des rues sales et à demi obscures s'étendait un ciel sombre, constellé d'étoiles. Ce n'est qu'en regardant ce ciel que Pierre ne sentait pas l'humiliante bassesse des choses terrestres en comparaison des hauteurs où planait son âme. Comme il débouchait sur la place de l'Arbate, un immense espace de sombre ciel étoilé se découvrit à ses yeux. Presque au milieu de ce ciel, au-dessus du boulevard Pretchistenski, entourée de toutes parts et sertie d'étoiles mais se distinguant de toutes par sa plus grande proximité de la terre, sa lumière blanche et sa longue chevelure relevée du bout, apparaissait l'énorme et éclatante comète de 1812, cette même comète qui, disait-on, annonçait tant d'horreurs et la fin du monde. Mais cette claire étoile à la longue chevelure lumineuse n'éveillait chez Pierre aucune sensation de peur. Au contraire, il regardait avec joie de ses yeux mouillés de larmes cet astre éclatant qui, après avoir parcouru d'incommensurables espaces à une vitesse infinie suivant une ligne parabolique, semblait s'être soudain, comme une flèche qui s'enfonce dans la terre, planté à la place qu'il avait choisie dans le ciel noir et être resté là, la chevelure dressée, faisant jouer et briller sa lumière blanche parmi d'innombrables étoiles scintillantes. Il semblait à Pierre que cet astre était en harmonie parfaite avec ce qui emplissait son âme épanouie à une vie nouvelle, attendrie et réconfortée.

dimanche 12 octobre 2008

Nouvelles de Nicolas Gogol

J'entreprends, dans ce billet, un résumé de quatre nouvelles de Nicolas Gogol, extraites des Nouvelles de Pétersbourg (autrement dit, le résumé des Nouvelles de Pétersbourg, hormis La Perspective Nevski, qui suivra peut-être un jour).

Premier résumé, celui du Portrait, particulièrement décousu... Comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire, il s'agit avant tout d'un aide mémoire.

Le Portrait
Première partie

Tchartkov, un jeune peintre de Pétersbourg, achète un portait dans un magasin de tableau. Ce portrait figure un vieillard drapé dans un costume asiatique, vieillard dont les yeux semblent réels. Rapportant le tableau chez lui, Tchartkov, qui vit pauvrement et se consacre entièrement à son art, apprend qu'on doit venir l'expulser le lendemain. Il se couche cependant, et sa nuit est parsemée de cauchemars : l'homme du portrait le regarde, sort du tableau, et fait tomber des rouleaux de mille ducats. Quand il se réveille, on vient pour l'expulser : il n'a pas d'argent, et s'apprête donc à partir, mais alors un rouleau tombe du portrait, lui donnant de quoi s'acquitter de ses dettes. Que doit-il faire de cet argent ? Il songe d'abord aux années de liberté qu'ils pourraient lui offrir, années durant lesquelles il aurait tout loisir de perfectionner son pinceau, mais l'attrait de la vie fastueuse l'emporte rapidement. Il prend un bel appartement, fait écrire des articles élogieux à son sujet, réalise des portraits à la chaîne pour des gens en vue, et acquiert ainsi aisance et notoriété. Un jour, on lui demande de venir juger un tableau, qui se révèle être un chef d'oeuvre absolu. A sa vue, Tchartkov, qui a bien vieilli, repense à sa jeunesse, à son talent, aux heures qu'ils pouvaient passer à ses études, et il enrage de réaliser qu'il a perdu ses meilleures années. Il tente alors de s'enfermer et de peindre, de montrer ce dont il est capable, mais il n'aboutit à rien. Avait-il jamais eu du talent ? Afin de vérifier, il regarde ses premiers ouvrages, et comprend que oui. Mais alors, son regard tombe sur le portrait, ce portrait qu'il avait oublié durant toutes ces années, et il réalise que c'est lui qui a donné cette tournure désastreuse à sa vie. Une sorte de folie s'empare alors de lui, et il décide d'employer son argent à l'acquisition des plus parfaites oeuvres d'art, afin de les détruire. Possédé par cette passion maladive, il meurt.

Deuxième partie

Lors d'une grande vente aux enchères, deux hommes s'affrontent pour le portrait d'un Asiatique vêtu d'un ample cafetan dont le regard semble plonger dans l'âme de ceux qui l'observent. Mais un troisième homme sort bientôt de l'assistance afin de faire valoir ses droits sur ce tableau. Il débute alors une longue explication, qui commence par l'évocation d'un terrible usurier au teint basané. Agrémentant ses dires de moult exemples, il raconte que chaque personne qui avait recours à ses services voyait sa vie basculer tragiquement. Or, il arriva que cet homme vint un jour voir le père de l'homme qui faisait valoir ses droits sur le tableau pour lui demander de faire son portrait. Le père, qui avait songé à peindre l'esprit des ténèbres, accepta, pensant qu'il correspondrait tout à fait à ce sujet funeste. Mais tandis qu'il le peignait, un grand tumulte l'agitait, au point qu'il dut bientôt s'arrêter. Prenant sur lui, le père achèva le portrait, mais l'usurier le refusa finalement, et le jour-même mourrut. Plongé dans le désarroi, le père sentit sa nature changer, ce qui se matérialisa par l'ambition de remporter un concours auquel participait l'un de ses élèves, afin de lui montrer ce dont il était capable. Le jour du verdict, tout le monde pensait qu'il allait gagner, mais ce ne fut pas le cas, un ecclésiastique remarquant qu'il y avait dans son oeuvre quelque chose de satanique. Plus qu'irrité, le père décida alors de brûler le portrait, mais un ami le convainquit de le lui donner. L'ami, alors changea à son tour de caractère, puis donna le tableau, qui bouleversait le cours de toutes les existences qu'il croisait. Le père ne pouvait supporter d'avoir ainsi peint le diable et entra dans les ordres, observant des règles de vie extrêmement strictes. Enfin, un jour, il lui sembla qu'il était prêt, et réalisa alors un autre tableau, à l'opposé du précédent : dans celui-ci, tout évoquait le divin. Rencontrant peu après son fils, il lui confia alors que le talent obligeait à travailler afin de comprendre chaque mystère de la création, cette création qui l'emportait toujours sur la desctruction. Evoquant alors le portrait de l'usurier, il demanda à son fils, s'il retrouvait le tableau, de le détruire aussitôt. Là se terminent les explications de l'homme lors de la vente aux enchères, mais quand il se retourne en direction du tableau, celui-ci a disparu...

mercredi 8 octobre 2008

Extrait : La Fille du capitaine (Pouchkine), conversation

Chapitre II

L'équipage du héros, perdu dans une tempête de neige, trouve l'aide d'un homme qui les guide jusqu'à une auberge. S'en suit une conversation pour le moins mystérieuse entre cet homme et l'aubergiste.


"Aha, te voilà de nouveau par ici. D'où sors-tu ?" Notre guide cligna de l'œil d'un air entendu et répondit par un dicton : "Dans le jardin je voletais, le chanvre picorais ; une vieille m'a jeté une pierre, qui est passée à côté. Et alors, vous autres ?

- Nous ? répondit l'aubergiste en continuant les paraboles : nous, on allait sonner les vêpres, la popesse n'a pas voulu ; quand le curé n'est pas chez lui, les diables s'en paient.

- Tais-toi, vieux, répliqua mon vagabond. ; s'il pleut, il y aura des champignons, s'il y a des champignons, il y aura des paniers ; mais maintenant (il cligna de l'œil à nouveau) mets ta hache derrière ton dos ; la garde fait sa ronde. Votre Noblesse, à votre santé !"

dimanche 5 octobre 2008

Extrait : Humiliés et offensés (Dostoïevski), fin de la deuxième partie

Pour finir la soirée, la fin du la deuxième partie d'Humiliés et offensés, de Fédor Dostoïevski.

C'était une ténébreuse histoire, l'une de ces histoires ténébreuses et poignantes qui se produisent si souvent, inaperçues, presque ignorées, sous le ciel lourd de Saint-Pétersbourg, dans les recoins obscurs, secrets, de l'énorme ville, au coeur de ce bouillonnement débridé de vie, d'égoïsme obtus, de conflits d'intérêts, de débauche sinistre, de crimes cachés, dans tout cet enfer d'une vie aberrante et anormale...

Mais cette histoire est encore à venir.

Citation : Le Maître et Marguerite (Boulgakov), ch.XX

La phrase suivant est la première du chapitre XX. Comme la phrase extraite de Kyoto (Kawabata), je la trouve parfaite.

A travers les branches d'un érable, la pleine lune se découpait dans le ciel pur du soir.

Extrait : Les Nuits blanches(Dostoïevski), Incipit

Les lignes suivantes constituent le premier paragraphe du court roman de Fédor Dostoïevski Les Nuits blanches.

C'était une nuit merveilleuse, une de ces nuits comme il ne peut en exister que quand nous sommes jeunes, ami lecteur. Le ciel était si étoilé, un ciel si lumineux, qu'à lever les yeux vers lui on devait malgré soi se demander : se peut-il que sous un pareil ciel vivent des hommes irrités et capricieux ? Cela aussi, c'est une question jeune, ami lecteur, très jeune... mais puisse le Seigneur vous l'inspirer souvent !

jeudi 2 octobre 2008

Extrait : Anna Karénine (Tolstoï), le jeu du secrétaire

Quatrième partie, fin du chapitre XIII.

Lévine et Kitty parlent, elle dessine, avec une craie, des "cercles fantaisistes sur la toile cirée verte, toute neuve" d'une table à jeu. Au début du roman, elle l'a éconduit, lui préférant un jeune homme plus clinquant, adjectif qui ne convient définitivement pas au rustique Lévine. Mais depuis, de l'eau a coulé sous les ponts...


Ils se turent. Elle continuait à tracer des lignes sur la table ; ses yeux brillaient. Lévine, s'abandonnant à ses impressions, sentait grandir son bonheur.

- Oh, j'ai sali toute la table ! dit-elle en posant la craie. Et elle fit un mouvement pour se lever.

"Comment vivrai-je quand elle ne sera plus là ?" pensa-t-il avec effroi, et il prit la craie.

- Attendez, dit-il, s'approchant de la table. Il y a longtemps que je voulais vous demander quelque chose.

Elle le regarda franchement. Ses yeux avaient une expression tendre bien qu'effrayée.

- Demandez, je vous prie.
- Voilà, dit-il, et il écrivit les lettres : q.v.a.r.c.i.c.s.j.o.a. dont chacune était le commencement d'un mot. Ces lettres signifiaient : "Quand vous avez répondu : c'est impossible, cela signifiait-il jamais, ou alors ?"

Il y avait peu de chances qu'elle déchiffrât cette phrase compliquée. Pourtant il la regardait d'un air si suppliant qu'elle comprit.

Elle lui lança un regard sérieux, le front plissé sur la main et se mit à lire. De temps en temps, elle le regardait, semblant demander : "Est-ce bien cela ?"

- J'ai compris, dit-elle en rougissant.
- Quel est ce mot ? demanda-t-il en désignant le j qui voulait dire jamais.
- Jamais, dit-elle. Mais ce n'est pas vrai.

Il effaça rapidement ce qu'il avait écrit, lui donna la craie et se leva. Elle écrivit à son tour : a.j.n.p.r.a.

Apercevant Kitty qui, la craie à la main, regardait Lévine avec un sourire timide et heureux, et la belle tête de Lévine penchée sur la table, ses yeux brûlants, tantôt fixés sur la table, tantôt sur Kitty, Dolly se sentit consolée de la peine que lui avait causée sa conversation avec Alexis Alexandrovitch.

Soudain, le visage de Lévine s'illumina. Il avait saisi ce que les lettres signifiaient : "Alors je ne pouvais répondre autrement."

Il la regarda interrogativement, timidement.

- Seulement alors ?
- Oui, répondit le sourire.
- Et... maintenant ?
- Eh bien, lisez. Je vais écrire ce que je désirerais le plus.

Elle écrivit : q.v.p.o.e.p.c.q.f. Cela signifiait : "Que vous puissiez oublier et pardonner ce qui fut."

Il saisit la craie d'une main tremblante, et la cassant, il écrivit les premières lettres de la phrase suivante : "Je n'ai rien à oublier, rien à pardonner, je n'ai jamais cessé de vous aimer."

Elle le regarda et son sourire s'arrêta.

- J'ai compris, dit-elle tout bas.

Il s'assit et écrivit encore une longue phrase. Elle la comprit toute, sans rien lui demander. Puis elle prit la craie et répondit.

Tout d'abord, il ne pouvait comprendre ce qu'elle avait écrit ; il la regardait interrogativement... Le bonheur l'étourdissait. Il ne pouvait deviner les mots qu'elle pensait, mais, dans les yeux brillants de bonheur, il vit tout ce qu'il devait savoir. Et il écrivit trois lettres. Mais avant qu'il eût achevé elle comprit. Elle acheva elle-même la question, puis répondit : "Oui."

- Vous jouer au secrétaire ? dit le vieux prince, s'approchant d'eux. Eh bien, cependant, si tu veux aller ce soir au théâtre, il est temps de partir.

Lévine se leva et accompagna Kitty jusqu'à la porte.

Dans leur conversation ils s'étaient tout dit. Elle lui avait avoué qu'elle l'aimait et qu'elle annoncerait à ses parents la visite de Lévine pour le lendemain matin.

mercredi 1 octobre 2008

Extrait : Hadji Mourat (Tolstoï), Prologue

L'extrait suivant est le prologue d'Hadji Mourat. Tolstoï y explique comment lui est venu l'idée de raconter l'histoire d'Hadji Mourat, chef caucasien opposé à l'armée russe. Le style est simple, et surtout Tolstoï s'appuie sur sa connaissance pour raconter. Pour bien écrire, il faut connaître, et plus on connaît les choses, plus elles deviennent riches de sens. Dans cet extrait, on voit par exemple comment, grâce à la connaissance, un lien affectif lie Tolstoï à certaines fleurs.

A noter que pour voir de quoi il est question, j'ai ajouté des liens pour chaque fleur.


Je m'en revenais par les champs. C'était en plein été. Les foins étaient rentrés, on allait se mettre à faucher le seigle.

Ce moment de l'année offre un délicieux assortiment de fleurs : les trèfles incarnats, blancs, roses, odorants, floconneux ; les pâquerettes effrontées, les marguerites blanches comme du lait, , "un peu, passionnément, pas du tout", avec leur coeur d'or éclatant, leur odeur épicée, bourbeuse ; les sénés jaunes au parfum de miel ; les campanules haut perchées, avec leurs clochettes mauves ou blanches ; les vesces à raz de terre ; les jolies scabieuses jaunes, rouges, roses, mauves, le plantain au duvet tout juste rose, à la bonne odeur tout juste perceptible ; les bluets qui, jeunes, ou bien au soleil, sont bleu vif, mais en vieillissant, ou bien le soir, se font plus clairs et roussissent ; puis, avec leur parfum d'amande, les tendres fleurs de la cuscute qui se fanent sitôt ouvertes.

J'avais cueilli un gros bouquet et je revenais à la maison quand, dans un fossé, j'aperçus un superbe pied de chardon étoilé, couleur framboise, en plein fleur, de cette espèce que chez nous on appelle le "tatar" ; les faucheurs prennent bien soin de l'éviter, et quand, par malchance, il leur arrive d'en couper un, ils l'ôtent de l'herbe et le jettent pour ne pas s'y piquer les mains. J'eus l'idée de prendre ce chardon pour le placer au milieu de mon bonquet. Je descendis dans le fossé et, ayant chassé un bourdon velu qui s'était installé au milieu de la fleur pour butiner et, doucement, mollement, s'y était endormi, j'entrepris de la cueillir. Mais ce fut très difficile : non seulement la tige piquait de partout, même à travers le mouchoir dont je m'étais enveloppé la main, mais elle était terriblement dure, si bien que je dus me débattre avec elle pendant cinq bonnes minutes en brisant les fibres une à une. Quand j'en fus enfin venu à bout, la tige était toute déchirée et la fleur même ne paraissait plus si fraîche ni si belle. En plus, elle était trop grossière, trop ordinaire, pour aller avec les autres couleurs, plus douces, du bouquet. Je regrettai d'avoi abîmé pour rien une fleur qui avait été belle, à sa place, et je la jetai. "Mais quelle énergie, quelle force de vie ! pensai-je en me rappelant les efforts qu'elle m'avait coûtés. Comme elle s'est défendue, comme elle a vendu chèrement sa vie !"

Le chemin qui me conduisait à la maison passait par une jachère fraîchement labourée. Je m'en allais à pas traînants dans la poussière noire. Ce champ appartenait à un gros propriétaire. Il était immense. A gauche, à droite, aussi bien qu'en avant, vers la côte, on ne voyait rien d'autre que les sillons égaux du labour, qu'on n'avait pas encore hersé. C'était un très beau travail, il ne restait pas une seule plante, pas une seule herbe ; il n'y avait plus que de la terre noire. "Quelle cruauté, quelle force de destruction dans l'homme ! Combien d'êtres vivants, combien de plantes n'a-t-il pas anéantis pour soutenir sa vie !", pensai-je en cherchant involontairement un peu de vie dans le champ noir et mort. Devant moi, à droite du chemin, j'aperçus comme un petit buisson. Quand je m'en fus approché, je reconnus un chardon pareil à celui dont j'avais cueilli pour rien, puis jeté la fleur. La touffe du tatar se composait de trois jets. L'un avait été brisé. Ce qui en restait se dressait comme un bras coupé. Chacun des deux autres portaient une fleur. Elles avaient été rouges, mais elles étaient noires maintenant. D'une tige cassé, la moitié pendait avec, au bout, la fleur salie. L'autre, bien que souillée par la terre noire, se dressait encore toute droite. On voyait bien que tout le pied de chardon avait été écrasé par une roue, puis s'était relevé si bien qu'il se tenait de travers, mais quand même debout. C'était comme si on lui avait arraché un membre, ouvert les entrailles, coupé un bras, crevé un oeil, mais il était toujours debout et ne se rendait pas à l'homme qui avait anéanti tous ses frères autour de lui.

"Quelle énergie ! pensai-je, l'homme a tout vaincu, il a détruit des millions d'herbes, mais celle-ci ne se rend pas."

Et je me rappelai une ancienne affaire du Caucase, à laquelle j'avais assité en partie, que m'avaient, en partie, contée des témoins, et dont j'ai imaginé le reste. Cette histoire, telle que l'ont composée mes souvenirs et mon imagination, la voici.

Il est intéressant de remarquer comme le sentiment que Tolstoï prête au chardon, qui refuse de se rendre, ressemble à l'une des idées récurrentes de l'oeuvre de Dostoïevski, à savoir que l'on ne peut pas forcer l'Homme à obéir à une logique supérieure (c'est ainsi que dans Le Sous-sol, il écrit : "Et pour tout dire : pourquoi êtes-vous si bien persuadés qu'il est toujours avantageux pour l'homme de ne pas contredire ses intérêts normaux, réels, garantis par le raisonnement et l'arithmétique ? Ce n'est en somme que votre supposition.").

Citations : Kyoto (Kawabata)

A la surface de l'eau dérivaient des feuilles de nénuphars.

Voilà une phrase qui ne paie pas de mine mais que je trouve parfaite. Elle coule, elle est limpide, évocatrice, il n'y a rien à retirer. Juste avant, on trouve une autre phrase

Près de la rive poussaient, enchevêtrées, des feuilles d'acore d'un vert tendre.

J'aime bien cette phrase aussi, mais elle me parle moins que la précédente. C'est important de préciser que les feuilles d'acore sont enchevêtrées, mais ça casse (un peu) la fluidité de la phrase. L'image est trop complexe pour être décrite simplement.

Plus loin, une dernière phrase que j'ai relevée :

Les grillons, dans les vases de Tamba ancien, avaient commencé à chanter, doucement.

La traduction est de Philippe Pons, qui est notamment correspondant au Japon pour le journal Le Monde.

Billets relatifs à Dostoïevski

Liste des billets relatifs à des œuvres de Fédor Dostoïevski :

Billets relatifs à Tolstoï

Liste des billets relatifs à des oeuvres de Léon Tolstoï :

Extraits et citations : La Mouette (Tchekhov)

Acte I

De gustibus aut bene, aut nihil.


Soit : Des goûts, on ne parle qu'en bien, ou l'on ne dit rien.

Selon la note explicative de l'édition Babel, cette formule condense deux proverbes latin, l'un disant que "des goûts et des couleurs, on ne dispute point" (De gustibus non est disputandum), l'autre que "des morts, on ne parle qu'en bien ou l'on ne dit rien" (De mortuis aut bene aut nihil). J'ai lu à plusieurs reprises cette citation employée à mauvais escient (?), la personne l'utilisant croyant signifier : "Le goût, on en a ou on n'en a pas." .

Acte I

Il y a deux ans, il a persuadé le vieux d'hypothéquer le domaine... Pour quoi faire ? Quel besoin ? Il a acheté des dindons de race et des petits cochons, et ils ont tous crevé ; il a fait un rûcher hors de prix, et, l'hiver, il a laissé geler toutes les abeilles.

Pas forcément le passage le plus riche de la pièce, mais les "dindons de race et [les] petits cochons" font une bonne réplique.

Acte I

Ce monologue, dit par Nina, est écrit par Tréplev : il s'agit du début d'une pièce qu'il a écrite, et qui est mise en scène au début de La Mouette. Plus tard, le monologue sera répété deux fois.

Les hommes, les lions, les aigles et les coqs de bruyère, les cerfs aux vastes bois, les oies, les araignées, les poissons muets qui vivent dans l'eau, les étoiles de mer et tous ceux que l'oeil ne pouvait voir - en un mot, toutes les vies, toutes les vies, toutes les vies, leur triste cycle accompli, se sont éteintes... Voici déjà des milliers de siècles que la terre ne porte plus un seul être vivant, et cette pauvre lune allume en vain son fanal. Dans les prés, les grues ne s'éveillent plus en criant, on n'entend plus les hannetons de mai dans les bois de tilleuls. Le froid, le froid, le froid. Le vide, le vide, le vide. La peur, la peur, la peur.

Pause.

Les corps des êtres vivants ne sont plus que poussière, la matière éternelle les a changés en pierres, en eau et en nuages, et leurs âmes se sont toutes fondues en une seule. L'âme commune du monde, c'est moi...

Le monologue se poursuit, mais quand il est répété (notamment la troisième fois), Nina s'arrêtant après les bois de tilleuls.

Extrait: Le Joueur (Dostoïevski), l'idole allemande

L'extrait suivant provient du chapitre IV du Joueur, de Fédor Dostoïevski (copié depuis la version disponible sous wikisource). Le héros parle avec un Français, qu'il n'aime pas, et le général qui l'emploie en tant que précepteur.

Il me dit, dans le courant de la soirée, qu’il fallait être plus sage, et ajouta :

– D’ailleurs, la plupart des Russes sont incapables de jouer.

– Je crois, au contraire, que les Russes seuls savent jouer ! répondis-je.

Il me jeta un regard de mépris.

– Remarquez, ajoutai-je, que la vérité doit être de mon côté, car, en vantant les Russes comme joueurs, je les maltraite plus que je ne les loue.

– Mais sur quoi fondez-vous votre opinion ? demanda-t-il.

– Sur ce fait, que le catéchisme des vertus de l’homme occidental a pour premier commandement qu’il faut savoir acquérir des capitaux. Or le Russe non seulement est incapable d’acquérir des capitaux, mais il les dissipe sans système et d’une manière révoltante. Pourtant, il a besoin d’argent comme tout le monde, et les moyens, comme celui de la roulette, de s’enrichir en deux heures le séduisent. Mais il joue tout à fait au hasard et il perd.

– C’est juste ! dit le Français.

– Non, ce n’est pas juste, et vous devriez être honteux d’avoir une telle opinion de vos compatriotes ! observa sévèrement le général.

– Mais, de grâce, lui répondis-je, la négligence des Russes n’est-elle pas plus noble que la sueur honnête des Allemands ?

– Quelle absurde pensée ! s’écria le général.

– Quelle pensée russe ! ajouta le Français.

J’étais très content, je voulais les exaspérer tous deux. Je repris :

– Pour moi, j’aimerais mieux errer toute ma vie et coucher sous la tente des Khirghiz que de m’agenouiller devant l’idole des Allemands.

– Quelle idole ? demanda le général, qui commençait à se fâcher pour de bon.

– L’enrichissement ! Il n’y a pas longtemps que je suis né ; mais ce que j’ai vu chez ces gens-là révolte ma nature tartare. Par Dieu ! je ne veux pas de telles vertus ! J’ai eu le temps de faire dans les environs un bout de promenade vertueux. Eh bien, c’est tout à fait comme dans les petits livres de morale, vous savez, ces petits livres allemands, avec des images ? Ils ont dans chaque maison un vater très vertueux et extraordinairement honnête, si honnête et si vertueux qu’on ne l’approche qu’avec effroi ; le soir, on lit en commun des livres de morale. Autour de la maison, on entend le bruit du vent dans les châtaigniers ; le soleil couchant enflamme le toit et tout est extraordinairement poétique et familial… Ne vous fâchez pas, général. Permettez-moi de prendre le ton le plus touchant possible. Je me souviens moi-même que feu mon père, sous les tilleuls, dans son jardinet, pendant les beaux soirs, nous lisait aussi, à ma mère et à moi, de pareils livres… Eh bien ! chaque famille ici est réduite par son vater à l’esclavage absolu. Tous travaillent comme des bœufs, tous épargnent comme des Juifs. Le vater a déjà amassé un certain nombre de florins qu’il compte transmettre à son fils aîné avec sa terre ; pour ne rien détourner du magot, il ne donne pas de dot à sa fille, à sa pauvre fille qui vieillit vierge. De plus, le fils cadet est vendu comme domestique ou comme soldat, et c’est autant d’argent qu’on ajoute au capital. Ma parole ! c’est ainsi ; je me suis informé. Tout cela se fait par honnêteté, par triple et quadruple honnêteté ; le fils cadet raconte lui-même que c’est par honnêteté qu’on l’a vendu. Quoi de plus beau ? La victime se réjouit d’être menée à l’abattoir ! D’ailleurs, le fils aîné n’est pas plus heureux. Il a quelque part une Amalchen avec laquelle il est uni par le cœur, mais il ne peut pas l’épouser parce qu’il n’a pas assez de florins. Et ils attendent tous deux sincèrement et vertueusement. Ils vont à l’abattoir avec le sourire sur les lèvres ; les joues de l’Amalchen commencent à se creuser ; elle sèche sur pied. Encore un peu de patience ; dans vingt ans la fortune sera faite, les florins seront honnêtement et vertueusement amassés. Alors, le vater bénira son fils, un jeune homme de quarante ans, et l’Amalchen, une jeunesse de trente-cinq, à la poitrine plate et au nez rouge. À ce propos, il pleurera, il lira de la morale et puis… il mourra. L’aîné deviendra à son tour un vater vertueux, et la même histoire recommencera. Dans cinquante ou soixante-dix ans, le petit-fils du premier vater continuera l’œuvre, amassera un gros capital et alors… le transmettra à son fils ; celui-ci au sien, et, après cinq ou six générations, naît enfin le baron de Rothschild, ou Hoppe et Cie, ou le diable sait qui. Quel spectacle grandiose ! Voilà le résultat de deux siècles de patience, d’intelligence, d’honnêteté, de caractère, de fermeté… et la cigogne sur le toit ! Que voulez-vous de plus ? Ces gens vertueux sont dans leur droit quand ils disent : ces scélérats ! en parlant de tous ceux qui n’amassent pas, à leur exemple. Eh bien ! j’aime mieux faire la fête à la russe ; je ne veux pas être Hoppe et Cie dans cinq générations ; j’ai besoin d’argent tout de suite ; je me préfère à mon capital… Après ça, j’ai peut-être tort, mais telles sont mes convictions.